Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le désespoir de l’état où j’étais réduit, l’impossibilité de tenir mon cœur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à lui : je lâchai la bonde à mes larmes ; et, au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret, qu’il me promit, et qu’il me garda comme on peut le croire. Dès le même soir, tout Lausanne sut qui j’étais ; et, ce qui est remarquable, personne ne m’en fit semblant, pas même le bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et de me nourrir.

Je vivais, mais bien tristement. Les suites d’un pareil début ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les écoliers ne se présentaient pas en foule ; pas une seule écolière, et personne de la ville. J’eus en tout deux ou trois gros Teutches, aussi stupides que j’étais ignorant, qui m’ennuyaient à mourir, et qui, dans mes mains, ne devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appelé dans une seule maison, où un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique dont je ne pus pas lire une note, et qu’elle eut la malice de chanter ensuite devant monsieur le maître, pour lui montrer comment cela s’exécutait. J’étais si peu en état de lire un air de première vue, que, dans le brillant concert dont j’ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment l’exécution pour savoir si l’on jouait bien ce que j’avais sous les yeux, et que j’avais composé moi-même.

Au milieu de tant d’humiliations j’avais des consolations très-douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des deux charmantes amies. J’ai toujours trouvé dans le sexe une grande vertu consolatrice ; et rien n’adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y prend intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après, et ne fut jamais renouée ; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je négligeai de leur donner mon adresse ; et, forcé par la nécessité de songer continuellement à moi-même, je les oubliai bientôt entièrement.

Il y a longtemps que je n’ai parlé de ma pauvre maman ; mais si l’on croit que je l’oubliais aussi, l’on se trompe fort. Je ne cessais de penser à elle, et de désirer de la retrouver, non-seulement