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où les grandes passions ne parlent que par intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument, et, sous le masque du sentiment, il n’y a jamais que l’intérêt ou la vanité qui parle.

J’écrivis de Lausanne à mon père, qui m’envoya mon paquet, et me marqua d’excellentes choses dont j’aurais dû mieux profiter. J’ai déjà noté des moments de délire inconcevables où je n’étais plus moi-même. En voici encore un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors, à quel point je m’étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois j’accumulai d’extravagances. Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffrer un air ; car quand les six mois que j’avais passés avec le Maître m’auraient profité, jamais ils n’auraient pu suffire : mais outre cela j’apprenais d’un maître ; c’en était assez pour apprendre mal. Parisien de Genève, et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom, ainsi que ma religion et ma patrie. Je m’approchais toujours de mon grand modèle autant qu’il m’était possible. Il s’était appelé Venture de Villeneuve ; moi je fis l’anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore, et je m’appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la composition, quoiqu’il n’en eût rien dit ; moi, sans la savoir, je m’en vantai à tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n’est pas tout : ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur en droit qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si j’avais su comment m’y prendre. J’eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d’en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d’assurance que si c’eût été un chef-d’œuvre d’harmonie. Enfin, ce qu’on aura peine à croire et qui est très-vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues :

Quel caprice !
Quelle injustice !
Quoi ! ta Clarice
Trahirait tes feux ! etc.