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ceret était une très-bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide non plus ; peu vive, fort raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passaient à pleurer, et qui n’avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un vrai goût pour moi ; j’aurais pu l’épouser sans peine, et suivre le métier de son père. Mon goût pour la musique me l’aurait fait aimer. Je me serais établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de bonnes gens. J’aurais perdu sans doute de grands plaisirs, mais j’aurais vécu en paix jusqu’à ma dernière heure ; et je dois savoir mieux que personne qu’il n’y avait pas à balancer sur ce marché.

Je revins, non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me rassasier de la vue de ce beau lac qu’on voit là dans sa plus grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants n’ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez de force pour me faire agir. L’incertitude de l’avenir m’a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de dupe. Je me livre à l’espoir comme un autre, pourvu qu’il ne me coûte rien à nourrir ; mais s’il faut prendre longtemps de la peine, je n’en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s’offre à ma portée me tente plus que les joies du paradis. J’excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre : celui-là ne me tente pas, parce que je n’aime que des jouissances pures, et que jamais on n’en a de telles quand on sait qu’on s’apprête un repentir.

J’avais grand besoin d’arriver en quelque lieu que ce fût et le plus proche était le mieux ; car, m’étant égaré dans ma route, je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restait, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la dînée : et, arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne, j’y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée, et sans savoir que devenir. J’avais grand’faim ; je fis bonne contenance, et je demandai à souper, comme si j’eusse eu de quoi bien payer. J’allai me coucher sans songer à rien, je dormis tranquillement ; et, après avoir déjeuné le matin et compté avec l’hôte, je voulus pour sept batz, à quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa, et me dit que grâce au ciel il n’avait jamais dépouillé personne ; qu’il ne voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste, et que je le payerais quand je pourrais. Je fus touché de