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l’égalité, de l’union, de la douceur des mœurs me touchaient jusqu’aux larmes, et m’inspiraient un vif regret d’avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j’étais, mais qu’elle était naturelle ! Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portais dans mon cœur.

Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père ! Si j’avais eu ce courage, j’en serais mort de regret. Je laissai la Merceret à l’auberge, et je l’allai voir à tout risque. Eh ! que j’avais tort de le craindre ! Son âme, à mon abord, s’ouvrit aux sentiments paternels dont elle était pleine. Que de pleurs nous versâmes en nous embrassant ! Il crut d’abord que je revenais à lui. Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m’exposais, me dit que les plus courtes folies étaient les meilleures. Du reste, il n’eut pas même la tentation de me retenir de force ; et en cela je trouve qu’il eut raison : mais il est certain qu’il ne fit pas, pour me ramener, tout ce qu’il aurait pu faire, soit qu’après le pas que j’avais fait il jugeât lui-même que je n’en devais pas revenir, soit qu’il fût embarrassé peut-être à savoir ce qu’à mon âge il pourrait faire de moi. J’ai su depuis qu’il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste et bien éloignée de la vérité, mais du reste assez naturelle. Ma belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point, mais je leur dis que je comptais m’arrêter avec eux plus longtemps au retour, et je leur laissai en dépôt mon petit paquet, que j’avais fait venir par le bateau, et dont j’étais embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d’avoir vu mon père et d’avoir osé faire mon devoir.

Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage, les empressements de mademoiselle Merceret diminuèrent un peu. Après notre arrivée elle ne me marqua plus que de la froideur ; et son père, qui ne nageait pas dans l’opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil : j’allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain ; ils m’offrirent à dîner ; je l’acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs ; je retournai le soir à ma gargotte, et je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir où j’avais dessein d’aller.

Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence m’offrait précisément ce qu’il me fallait pour couler des jours heureux. La Mer-