Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien que quelqu’un la conduisît chez son père, et me proposa. La petite Merceret, à qui je ne déplaisais pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter. Elles m’en parlèrent dès le même jour comme d’une affaire arrangée ; et comme je ne trouvais rien qui me déplût dans cette manière de disposer de moi, j’y consentis, regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud, qui ne pensait pas de même, arrangea tout. Il fallut bien avouer l’état de mes finances. On y pourvut : la Merceret se chargea de me défrayer ; et, pour regagner d’un côté ce qu’elle dépensait de l’autre, à ma prière on décida qu’elle enverrait devant son petit bagage, et que nous irions à pied à petites journées. Ainsi fut fait.

Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi : mais comme il n’y a pas de quoi être bien vain du parti que j’ai tiré de toutes ces amours-là, je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule. La Merceret, plus jeune et moins déniaisée que la Giraud, ne m’a jamais fait des agaceries aussi vives ; mais elle imitait mes tons, mes accents, redisait mes mots, avait pour moi les attentions que j’aurais dû avoir pour elle, et prenait toujours grand soin, comme elle était fort peureuse, que nous couchassions dans la même chambre ; identité qui se borne rarement là dans un voyage entre un garçon de vingt ans et une fille de vingt-cinq.

Elle s’y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que, quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas même à l’esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante, mais même la moindre idée qui s’y rapportât ; et quand cette idée me serait venue, j’étais trop sot pour en savoir profiter. Je n’imaginais pas comment une fille et un garçon parvenaient à coucher ensemble ; je croyais qu’il fallait des siècles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret, en me défrayant, comptait sur quelque équivalent, elle en fut la dupe ; et nous arrivâmes à Fribourg exactement comme nous étions partis d’Annecy.

En passant à Genève je n’allai voir personne, mais je fus prêt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n’ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n’y suis entré, sans sentir une certaine défaillance de cœur qui venait d’un excès d’attendrissement. En même temps que la noble image de la liberté m’élevait l’âme, celles de