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tesse inconcevable. Il devait paraître une sauterelle quand il était nu. Sa tête, de grandeur naturelle, avec un visage bien formé, l’air noble, d’assez beaux yeux, semblait une tête postiche qu’on aurait plantée sur un moignon. Il eût pu s’exempter de faire de la dépense en parure, car sa grande perruque seule l’habillait parfaitement de pied en cap.

Il avait deux voix toutes différentes, qui s’entremêlaient sans cesse dans sa conversation avec un contraste d’abord très-plaisant, mais bientôt très-désagréable. L’une était grave et sonore ; c’était, si j’ose ainsi parler, la voix de sa tête. L’autre, claire, aiguë et perçante, était la voix de son corps. Quand il s’écoutait beaucoup, qu’il parlait très-posément, qu’il ménageait son haleine, il pouvait parler toujours de sa grosse voix ; mais pour peu qu’il s’animât et qu’un accent plus vif vînt se présenter, cet accent devenait comme le sifflement d’une clef, et il avait toute la peine du monde à reprendre sa basse.

Avec la figure que je viens de peindre, et qui n’est point chargée, M. Simon était galant, grand conteur de fleurettes, et poussait jusqu’à la coquetterie le soin de son ajustement. Comme il cherchait à prendre ses avantages, il donnait volontiers ses audiences du matin dans son lit ; car quand on voyait sur l’oreiller une belle tête, personne n’allait s’imaginer que c’était là tout. Cela donnait lieu quelquefois à des scènes dont je suis sûr que tout Annecy se souvient encore.

Un matin qu’il attendait dans ce lit, ou plutôt sur ce lit, les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine et bien blanche, ornée de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive, heurte à la porte. La servante était sortie. Monsieur le juge-mage, entendant redoubler, crie : Entrez ; et cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguë. L’homme entre, il cherche d’où vient cette voix de femme ; et voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir en faisant à madame de grandes excuses. M. Simon se fâche et n’en crie que plus clair. Le paysan, confirmé dans son idée et se croyant insulté, lui chante pouille, lui dit qu’apparemment elle n’est qu’une coureuse, et que monsieur le juge-mage ne donne guère bon exemple chez lui. Le juge-mage furieux, et n’ayant pour toute arme que son pot de chambre, allait le jeter à la tête de ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva.