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état de me rendre service par ses amis ; d’ailleurs une bonne connaissance à faire, un homme d’esprit et de lettres, d’un commerce fort agréable, qui avait des talents et qui les aimait : puis mêlant, à son ordinaire, aux choses les plus sérieuses la plus mince frivolité, il me fit voir un joli couplet, venu de Paris, sur un air d’un opéra de Mouret qu’on jouait alors. Ce couplet avait plu si fort à M. Simon (c’était le nom du juge-mage), qu’il voulait en faire un autre en réponse sur le même air ; il avait dit à Venture d’en faire aussi un ; et la folie prit à celui-ci de m’en faire faire un troisième, afin, disait-il, qu’on vît les couplets arriver le lendemain comme les brancards du Roman comique.

La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet. Pour les premiers vers que j’eusse faits ils étaient passables, meilleurs même, ou du moins faits avec plus de goût qu’ils n’auraient été la veille, le sujet roulant sur une situation fort tendre, à laquelle mon cœur était déjà tout disposé. Je montrai le matin mon couplet à Venture, qui, le trouvant joli, le mit dans sa poche sans me dire s’il avait fait le sien. Nous allâmes chez M. Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable : elle ne pouvait manquer de l’être entre deux hommes d’esprit, à qui la lecture avait profité. Pour moi, je faisais mon rôle, j’écoutais et je me taisais. Ils ne parlèrent de couplet ni l’un ni l’autre ; je n’en parlai point non plus, et jamais, que je sache, il n’a été question du mien.

M. Simon parut content de mon maintien : c’est à peu près tout ce qu’il vit de moi dans cette entrevue. Il m’avait déjà vu plusieurs fois chez madame de Warens, sans faire une grande attention à moi. Ainsi c’est depuis ce dîner que je puis dater sa connaissance, qui ne me servit de rien pour l’objet qui me l’avait fait faire, mais dont je tirai dans la suite d’autres avantages qui me font rappeler sa mémoire avec plaisir.

J’aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualité de magistrat, et sur le bel esprit dont il se piquait, on n’imaginerait pas si je n’en disais rien. M. le juge-mage Simon n’avait assurément pas deux pieds de haut. Ses jambes, droites, menues et même assez longues, l’auraient agrandi si elles eussent été verticales ; mais elles posaient de biais comme celles d’un compas très-ouvert. Son corps était non-seulement court, mais mince, et en tout sens d’une peti-