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mât si fort Alceste ! Je n’ai jamais pu me résigner sans colère à surprendre la foule — qui devient maitresse véritable, souveraine absolue à certaines heures, — en flagrant délit de bêtise.

Je partis.

En descendant le chemin, déjà envahi par l’ombre du soir, je cueillis un bouquet de pervenches, qui abondent dans les haies, de ces pervenches qui faisaient battre le cœur du solitaire d’Ermenonville, une pervenche de Rousseau ; car ces pervenches sont bien à lui ! Le génie (et c’est sa richesse) conquiert pour l’éternité ce qui n’est que passager pour les autres hommes.

Il y a, au surplus, dans un même homme, plusieurs hommes qui se survivent les uns aux autres. Le Rousseau des Charmettes ne ressemble au Rousseau d’Ermenonville que comme le fantôme de la jeunesse à la réalité vieillie. Ce Rousseau de nos vingt ans, ce Rousseau que j’ai tant aimé jadis, il a eu ses fanatiques non seulement en France, parmi les jeunes gens et les femmes, mais à l’étranger, mais en Allemagne surtout et tandis que Goethe — tête encyclopédique — s’éprenait de Diderot et le traduisait, Schiller, plus sentimental, s’exaltait pour Jean-Jacques d’une juvénile passion qui allait jusqu’au délire. J’en citerai la preuve ; elle est curieuse.

Dans l’Anthologie de 1782, l’auteur de Don Carlos laisse éclater non seulement son enthousiasme pour le philosophe, mais sa colère contre le siècle coupable de n’avoir pas compris un tel génie. Il faut lire les strophes ardentes que l’auteur des Confessions inspire au poète irrité. On dirait le héros des Brigands fulminant contre la société et marquant d’un stigmate son siècle, le siècle de Jean-Jacques, de Jean-Jacques méconnu et misérable :

« Monument de la honte de nos temps, éternel opprobre de la patrie, tombe de Rousseau, je te salue ! s’écrie Schiller. Paix et repos aux débris de ta vie ! Paix et repos, tu les cherchas en vain ; paix et repos, tu les trouves ici !

« Quand donc l’antique plaie se cicatrisera-t-elle ? Autrefois il faisait sombre dans ce monde et les sages mouraient : aujour-