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Mademoiselle Galley, d’un an plus jeune qu’elle, était encore plus jolie ; elle avait je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin ; elle était en même temps très-mignonne et très-formée, ce qui est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s’aimaient tendrement, et leur bon caractère à l’une et à l’autre ne pouvait qu’entretenir longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la déranger. Elles me dirent qu’elles allaient à Toune, vieux château appartenant à madame Galley ; elles implorèrent mon secours pour faire passer leurs chevaux, n’en pouvant venir à bout elles seules. Je voulus fouetter les chevaux ; mais elles craignaient pour moi les ruades et pour elles les haut-le-corps. J’eus recours à un autre expédient ; je pris par la bride le cheval de mademoiselle Galley, puis, le tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l’eau jusqu’à mi-jambes, et l’autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces demoiselles et m’en aller comme un benêt : elles se dirent quelques mots tout bas ; et mademoiselle de Graffenried s’adressant à moi : Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre service, et nous devons en conscience avoir soin de vous sécher : il faut, s’il vous plaît, venir avec nous, nous vous arrêtons prisonnier. Le cœur me battait ; je regardais mademoiselle Galley. Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarée, prisonnier de guerre ; montez en croupe derrière elle, nous voulons rendre compte de vous. Mais, mademoiselle, je n’ai point l’honneur d’être connu de madame votre mère ; que dira-t-elle en me voyant arriver ? Sa mère, reprit mademoiselle de Graffenried, n’est pas à Toune, nous sommes seules : nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous.

L’effet de l’électricité n’est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m’élançant sur le cheval de mademoiselle de Graffenried, je tremblais de joie ; et quand il fallut l’embrasser pour me tenir, le cœur me battait si fort qu’elle s’en aperçut : elle me dit que le sien lui battait aussi, par la frayeur de tomber ; c’était presque, dans ma posture, une invitation de vérifier la chose : je n’osai jamais ; et durant tout le trajet mes deux bras lui servirent de ceinture, très-serrée à la vérité, mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletterait volontiers, et n’aurait pas tort.