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propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s’exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette préférence très-ridicule ; mais mon cœur la donne malgré moi.

Hé bien, cet avantage se présentait encore, et il ne tint encore qu’à moi d’en profiter. Que j’aime à tomber de temps en temps sur les moments agréables de ma jeunesse ! Ils m’étaient si doux ; ils ont été si courts, si rares, et je les ai goûtés à si bon marché ! Ah ! leur seul souvenir rend encore à mon cœur une volupté pure, dont j’ai besoin pour animer mon courage et soutenir les ennuis du reste de mes ans.

L’aurore un matin me parut si belle, que m’étant habillé précipitamment je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme ; c’était la semaine après la Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande parure, était couverte d’herbe et de fleurs ; les rossignols, presque à la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le renforcer ; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au printemps, chantaient la naissance d’un beau jour d’été, d’un de ces jours qu’on ne voit plus à mon âge, et qu’on n’a jamais vus dans le triste sol que j’habite aujourd’hui.

Je m’étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur augmentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon le long d’un ruisseau. J’entends derrière moi des pas de chevaux et des voix de filles, qui semblaient embarrassées, mais qui n’en riaient pas de moins bon cœur. Je me retourne ; on m’appelle par mon nom ; j’approche, je trouve deux jeunes personnes de ma connaissance, mademoiselle de Graffenried et mademoiselle Galley, qui, n’étant pas d’excellentes cavalières, ne savaient comment forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoiselle de Graffenried était une jeune Bernoise fort aimable, qui, par quelque folie de son âge ayant été jetée hors de son pays, avait imité madame de Warens, chez qui je l’avais vue quelquefois ; mais n’ayant pas eu une pension comme elle, elle avait été trop heureuse de s’attacher à mademoiselle Galley, qui, l’ayant prise en amitié, avait engagé sa mère à la lui donner pour compagne jusqu’à ce qu’on la pût placer de quelque façon.