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que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous fûmes loger à Notre-Dame de Pitié ; et, en attendant la caisse, qu’à la faveur d’un autre mensonge nous avions embarquée sur le Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le Maître alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier, dont il sera parlé dans la suite, et l’abbé Dortan, comte de Lyon. L’un et l’autre le reçurent bien ; mais ils le trahirent, comme on verra tout à l’heure ; son bonheur s’était épuisé chez M. Reydelet.

Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions dans une petite rue non loin de notre auberge, le Maître fut surpris d’une de ses atteintes, et celle-là fut si violente que j’en fus saisi d’effroi. Je fis des cris, appelai du secours, nommai son auberge, et suppliai qu’on l’y fît porter ; puis, tandis qu’on s’assemblait et s’empressait autour d’un homme tombé sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l’instant où personne ne songeait à moi ; je tournai le coin de la rue, et je disparus. Grâce au ciel, j’ai fini ce troisième aveu pénible. S’il m’en restait beaucoup de pareils à faire, j’abandonnerais le travail que j’ai commencé.

De tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, il en est resté quelques traces dans les lieux où j’ai vécu ; mais ce que j’ai à dire dans le livre suivant est presque entièrement ignoré. Ce sont les plus grandes extravagances de ma vie, et il est heureux qu’elles n’aient pas plus mal fini. Mais ma tête, montée au ton d’un instrument étranger, était hors de son diapason : elle y revint d’elle-même ; et alors je cessai mes folies, ou du moins j’en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle dont j’ai l’idée la plus confuse. Rien presque ne s’y est passé d’assez intéressant à mon cœur pour m’en retracer vivement le souvenir ; et il est difficile que dans tant d’allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu. J’écris absolument de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me sont aussi présents que s’ils venaient d’arriver ; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté. J’ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j’en