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à qui il alla faire ses adieux, n’épargnât rien pour l’apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans en les laissant dans l’embarras aux fêtes de Pâques, temps où l’on avait le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l’embarrassait lui-même était sa musique qu’il voulait emporter, ce qui n’était pas facile : elle formait une caisse assez grosse et fort lourde, qui ne s’emportait pas sous le bras.

Maman fit ce que j’aurais fait et ce que je ferais encore à sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l’aider en tout ce qui dépendait d’elle. J’ose dire qu’elle le devait. Le Maître s’était consacré, pour ainsi dire, à son service. Soit en ce qui tenait à son art, soit en ce qui tenait à ses soins, il était entièrement à ses ordres ; et le cœur avec lequel il les suivait donnait à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisait donc que rendre à un ami, dans une occasion essentielle, ce qu’il faisait pour elle en détail depuis trois ou quatre ans : mais elle avait une âme qui, pour remplir de pareils devoirs, n’avait pas besoin de songer que c’en étaient pour elle. Elle me fit venir, m’ordonna de suivre M. le Maître, au moins jusqu’à Lyon, et de m’attacher à lui aussi longtemps qu’il aurait besoin de moi. Elle m’a depuis avoué que le désir de m’éloigner de Venture était entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidèle domestique, pour le transport de la caisse. Il fut d’avis qu’au lieu de prendre à Annecy une bête de somme, qui nous ferait infailliblement découvrir, il fallait, quand il serait nuit, porter la caisse à bras jusqu’à une certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village pour la transporter jusqu’à Seyssel, où, étant sur terres de France, nous n’aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi : nous partîmes le même soir à sept heures ; et maman, sous prétexte de payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petit-chat d’un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier et moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu’au premier village, où un âne nous relaya ; et la même nuit nous nous rendîmes à Seyssel.

Je crois avoir déjà remarqué qu’il y a des temps où je suis si peu semblable à moi-même, qu’on me prendrait pour un autre homme de caractère tout opposé. On en va voir un exemple. M. Reydelet, curé de Seyssel,