Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courais avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m’y livrer ; et, très-heureusement pour mes mœurs et pour ma tête, nous fûmes bientôt séparés.

M. le Maître avait les goûts de son art ; il aimait le vin. À table cependant il était sobre, mais en travaillant dans son cabinet il fallait qu’il bût. Sa servante le savait si bien, que, sitôt qu’il préparait son papier pour composer et qu’il prenait son violoncelle, son pot et son verre arrivaient l’instant d’après, et le pot se renouvelait de temps à autre. Sans jamais être absolument ivre, il était toujours pris de vin ; et en vérité c’était dommage, car c’était un garçon essentiellement bon, et si gai que maman ne l’appelait que petit-chat. Malheureusement il aimait son talent, travaillait beaucoup et buvait de même. Cela prit sur sa santé et enfin sur son humeur : il était quelquefois ombrageux et facile à offenser. Incapable de grossièreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n’a jamais dit une mauvaise parole, même à un de ses enfants de chœur ; mais il ne fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal était qu’ayant peu d’esprit, il ne discernait pas les tons et les caractères, et prenait souvent la mouche sur rien.

L’ancien chapitre de Genève, où jadis tant de princes et d’évêques se faisaient un honneur d’entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou docteur de Sorbonne ; et s’il est un orgueil pardonnable après celui qui se tire du mérite personnel, c’est celui qui se tire de la naissance. D’ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d’ordinaire avec assez de hauteur. C’est ainsi que les chanoines traitaient souvent le pauvre le Maître. Le chantre surtout, appelé M. l’abbé de Vidonne, qui du reste était un très-galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n’avait pas toujours pour lui les égards que méritaient ses talents ; et l’autre n’endurait pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent durant la semaine sainte un démêlé plus vif qu’à l’ordinaire dans un dîner de règle que l’évêque donnait aux chanoines, et où le Maître était toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution de s’enfuir la nuit suivante ; et rien ne put l’en faire démordre, quoique madame de Warens,