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Son caractère ne démentait pas sa physionomie : plein de patience et de complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi que m’instruire. Il n’en fallait pas tant pour me le faire aimer, son prédécesseur avait rendu cela très-facile. Cependant, malgré tout le temps qu’il me donnait, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l’un et l’autre, et quoiqu’il s’y prît très bien, j’avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu’avec assez de conception, je n’ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus je l’ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit, impatient de toute espèce de joug, ne peut s’asservir à la loi du moment ; la crainte même de ne pas apprendre m’empêche d’être attentif : de peur d’impatienter celui qui me parle, je feins d’entendre ; il va en avant, et je n’entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui.

Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n’ont pas été plus exaucés que ceux que j’ai faits pour moi-même. Quelques années après j’appris qu’étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très-tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocèse administré très-sévèrement. Les prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu’à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s’il aura pu dans la suite rétablir ses affaires : mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon cœur, me revint quand j’écrivis l’Émile ; et, réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prêtres l’original du vicaire savoyard. Je me flatte que l’imitation n’a pas déshonoré ses modèles.

Pendant que j’étais au séminaire, M. d’Aubonne fut obligé de quitter Annecy. Monsieur l’intendant s’avisa de trouver mauvais qu’il fît l’amour à sa femme. C’était faire comme le chien du jardinier ; car, quoique madame Corvezi fût aimable, il vivait fort mal avec elle ; des goûts ultramontains la lui rendaient inutile, et il la traitait si brutalement qu’il fut question de séparation. M. Corvezi était un