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faciles ; c’étaient les cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application et mon obstination, quand je dirai que, sans connaître ni transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le premier air de la cantate d’Alphée et Aréthuse ; et il est vrai que cet air est scandé si juste, qu’il ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l’air.

Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m’entreprit, et qui me fit prendre en horreur le latin qu’il voulait m’enseigner. Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d’épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe ; son sourire était sardonique ; ses membres jouaient comme les poulies d’un mannequin. J’ai oublié son odieux nom ; mais sa figure effrayante et doucereuse m’est restée, et j’ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe d’entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu’un cachot. Qu’on juge du contraste d’un pareil maître pour le disciple d’un abbé de cour !

Si j’étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé que ma tête n’y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros, qui s’aperçut que j’étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigrissais, devina le sujet de mon chagrin ; cela n’était pas difficile. Il m’ôta des griffes de ma bête, et, par un autre contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes : c’était un jeune abbé faucignerand, appelé M. Gâtier, qui faisait son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois par humanité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu’il donnait à diriger les miennes. Je n’ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier. Il était blond, et sa barbe tirait sur le roux : il avait le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup d’esprit ; mais ce qui se marquait vraiment en lui était une âme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu’on ne pouvait le voir sans s’intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu’il prévoyait sa destinée, et qu’il se sentait né pour être malheureux.