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de fournir quelques mots, Dieu sait quels ! à une conversation entre quatre personnes, dont trois n’avaient assurément pas besoin de mon supplément. La maîtresse de la maison se fit apporter un opiate dont elle prenait tous les jours deux fois pour son estomac. L’autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant : Est-ce de l’opiate de M. Tronchin ? Je ne crois pas, répondit sur le même ton la première. Je crois qu’elle ne vaut guère mieux, ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit ; il n’échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l’instant d’après la conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d’une autre la balourdise eût pu n’être que plaisante ; mais adressée à une femme trop aimable pour n’avoir pas un peu fait parler d’elle, et qu’assurément je n’avais pas dessein d’offenser, elle était terrible ; et je crois que les deux témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s’empêcher d’éclater. Voilà de ces traits d’esprit qui m’échappent pour vouloir parler sans avoir rien à dire. J’oublierai difficilement celui-là ; car, outre qu’il est par lui-même très-mémorable, j’ai dans la tête qu’il a eu des suites qui ne me le rappellent que trop souvent.

Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger : d’autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu’une occasion particulière a fait naître, n’est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu’on m’a vu faire, et qu’on attribue à une humeur sauvage que je n’ai point. J’aimerais la société comme un autre, si je n’étais sûr de m’y montrer non-seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n’aurait jamais su ce que je valais, on ne l’aurait pas soupçonné même ; et c’est ce qui est arrivé à madame Dupin, quoique femme d’esprit, et quoique j’aie vécu dans sa maison plusieurs années, elle me l’a dit bien des fois elle-même depuis ce temps-là. Au reste, tout ceci souffre des exceptions, et j’y reviendrai dans la suite.