Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J’en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J’avais senti le progrès des ans ; mon tempérament inquiet s’était enfin déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m’avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l’innocence dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors. Bientôt rassuré, j’appris ce dangereux supplément, qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au prix de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives : c’est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d’obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillais à détruire la bonne constitution qu’avait rétablie en moi la nature, et à qui j’avais donné le temps de se bien former. Qu’on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente, logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée, le soir entouré d’objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu’elle a couché. Que de stimulants ! tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire, ce qui devait me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du charme de vivre auprès d’elle, du désir ardent d’y passer mes jours, absente ou présente, je voyais toujours en elle une tendre mère, une sœur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours ainsi, toujours la même, et ne voyais jamais qu’elle. Son image, toujours présente à mon cœur, n’y laissait place à nulle autre ; elle était pour moi la seule femme qui fût au monde ; et l’extrême douceur des sentiments qu’elle m’inspirait, ne laissant pas à mes sens le temps de s’éveiller pour d’autres, me garantissait d’elle et de tout son sexe. En un mot, j’étais sage, parce que je l’aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espèce était mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j’en puis dire est que s’il paraît déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paraîtra beaucoup plus.

Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisaient le moins. C’étaient des projets à rédiger, des