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m’était délicieux de caresser : je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n’imagina de m’épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n’entra dans mon cœur d’en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d’une autre espèce ; j’en conviens, mais il faut attendre ; je ne puis tout dire à la fois.

Le coup d’œil de notre première entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu’elle m’ait jamais fait sentir ; encore ce moment fut-il l’ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n’allaient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu’un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n’avais ni transports ni désirs auprès d’elle ; j’étais dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J’aurais ainsi passé ma vie et l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu’un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d’être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il fallait plutôt m’en faire une de me taire. À force de méditer ses projets, elle tombait souvent dans la rêverie. Eh bien ! je la laissais rêver ; je me taisais, je la contemplais, et j’étais le plus heureux des hommes. J’avais encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recherchais sans cesse, et j’en jouissais avec une passion qui dégénérait en fureur quand des importuns venaient le troubler. Sitôt que quelqu’un arrivait, homme ou femme, il n’importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d’elle. J’allais compter les minutes dans son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu’ils avaient tant à dire, parce que j’avais à dire encore plus.

Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n’étais que content ; mais mon inquiétude en son absence allait au point d’être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des élans d’attendrissement, qui souvent allaient jusqu’aux larmes. Je me souviendrai toujours qu’un jour de grande fête, tandis qu’elle était à vêpres, j’allai me promener hors de la ville, le cœur plein de son image et du désir