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Mais est-ce bien là qu’il fallait graver ces vers mélancoliques ? Berceau de l’amour, devais-tu recevoir cette inscription digne d’une tombe ! Il a donc fallu qu’on vint rappeler aux Charmettes que là-bas, bien loin, le Rousseau qu’elles avaient connu enivré d’amour, n’avait rencontré que la noire déception, l’âpre désespoir ? Les Charmettes ! Montmorency ! Quelle antithèse ! Le départ et l’arrivée, l’aube et le crépuscule. Et qu’importait à Jean-Jacques ? Ici Rousseau trouvait la poésie de l’espérance, la-bas celle du souvenir.

C’est aux Charmettes qu’on comprend Rousseau, le Rousseau jeune et ardent, à peine échappé de ses livres, tout à ses contemplations, aux battements de son cœur, à ses rêves ! Tout son bonheur évanoui se redresse ici, se ranime, réapparait à travers la brume du passé. La servante qui me guidait ouvrit la porte du rez-de-chaussée, et je me trouvai dans une salle, lambrissée de chêne, garnie d’un bahut, de meubles et de quelques chaises qui sont postérieurs au roman des Charmettes. Puis, dans une salle attenante, elle me dit me montrant une peinture assez médiocre, représentant Omphale avec je ne sais quel Hercule filant à ses pieds, et, en face de cette image mythologique, une méchante lithographie d’un portrait de Rousseau :

— C’est elle

Et : — C’est lui

Elle et lui ! Pas de noms. On les sait bien, les noms qu’on vient demander ici ! Je questionnai la paysanne pour savoir si elle connaissait ceux dont elle parlait : — Est-ce madame de Warens ?… dis-je. — C’est madame de Waran, répondit-elle en prononçant à la façon savoisienne. Et je regardai encore le portrait. Non, ce n’est pas madame de Warens. Ce n’est pas elle, pas plus que le Rousseau morose et ridé qui lui fait face n’est le Rousseau aimant et aimable des Charmettes. Ce n’est pas madame de Warens qui sourit bêtement à ce gros Hercule sanguin. Rien de madame de Warens ne survit dans ce portrait… Je la retrouverais plutôt dans ce miroir ingrat qui n’a rien gardé de son image, mais devant lequel pourtant elle a souri autrefois.