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Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente ; cependant son petit revenu bien ménagé eut pu suffire à tout cela dans un pays où la terre est très bonne et l’argent très rare. Malheureusement l’économie ne fut jamais sa vertu favorite : elle s’endettait, elle payait ; l’argent faisait la navette, et tout allait.

La manière dont son ménage était monté était précisément celle que j’aurais choisie : on peut croire que j’en profitais avec plaisir. Ce qui m’en plaisait moins était qu’il fallait rester très longtemps à table. Elle supportait avec peine la première odeur du potage et des mets ; cette odeur la faisait presque tomber en défaillance, et ce dégoût durait longtemps. Elle se remettait peu à peu, causait, et ne mangeait point. Ce n’était qu’au bout d’une demi-heure qu’elle essayait le premier morceau. J’aurais dîné trois fois dans cet intervalle ; mon repas était fait longtemps avant qu’elle eût commencé le sien. Je recommençais de compagnie ; aussi je mangeais pour deux, et ne m’en trouvais pas plus mal. Enfin je me livrais d’autant plus au doux sentiment du bien-être que j’éprouvais auprès d’elle, que ce bien-être dont je jouissais n’était mêlé d’aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N’étant point encore dans l’étroite confidence de ses affaires, je les supposais en état d’aller toujours sur le même pied. J’ai retrouvé les mêmes agréments dans sa maison par la suite ; mais, plus instruit de sa situation réelle, et voyant qu’ils anticipaient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J’ai vu l’avenir à pure perte ; je n’ai jamais pu l’éviter.

Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s’établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom ; Maman fut le sien ; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l’idée de notre ton, la simplicité de nos manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien ; et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n’était pas pour en changer la nature mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme d’avoir une maman jeune et jolie qu’il