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À peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix ; je me précipite à ses pieds, et dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j’ignore si elle avait su de mes nouvelles ; mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n’y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d’un ton caressant, te revoilà donc ? Je savais bien que tu étais trop jeune pour ce voyage ; je suis bien aise au moins qu’il n’ait pas aussi mal tourné que j’avais craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue, et que je lui fis très fidèlement, en supprimant cependant quelques articles, mais au reste sans m’épargner ni m’excuser.

Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme de chambre. Je n’osais respirer durant cette délibération ; mais quand j’entendis que je coucherais dans la maison, j’eus peine à me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m’était destinée, à peu près comme Saint-Preux vit remiser sa chaise chez madame de Wolmar. J’eus pour surcroît le plaisir d’apprendre que cette faveur ne serait pas passagère ; et dans un moment où l’on me croyait attentif à tout autre chose, j’entendis qu’elle disait : On dira ce qu’on voudra ; mais puisque la Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas l’abandonner.

Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l’ouvrage de la nature, et peut-être un produit de l’organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait rien, et mourrait sans avoir connu son être. Tel à peu près j’avais été jusqu’alors, et tel j’aurais toujours été peut-être, si je n’avais jamais connu madame de Warens, ou si, même l’ayant connue, je n’avais pas vécu assez longtemps auprès d’elle pour contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu’elle m’inspira. J’oserai le dire, qui ne sent que l’amour ne sent pas ce qu’il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l’amour, et qui souvent en est séparé. Ce sentiment n’est