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nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.

Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances et l’attente d’une fortune presque assurée, pour commencer la vie d’un vrai vagabond. Adieu la capitale ; adieu la cour, l’ambition, la vanité, l’amour, les belles, et toutes les grandes aventures dont l’espoir m’avait amené l’année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle, la bourse légèrement garnie, mais le cœur saturé de joie, et ne songeant qu’à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j’avais tout à coup borné mes brillants projets.

Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m’y étais attendu, mais non pas tout à fait de la même manière ; car bien que notre fontaine amusât quelques moments dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il n’en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troublait guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l’argent viendrait à nous manquer. Un accident nous en évita la peine ; la fontaine se cassa près de Bramant : et il en était temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu’elle commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu’auparavant, et nous rîmes beaucoup de notre étourderie d’avoir oublié que nos habits et nos souliers s’useraient, ou d’avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allègrement que nous l’avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme, où notre bourse tarissante nous faisait une nécessité d’arriver.

À Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venais de faire, jamais homme ne prit sitôt ni si bien son parti sur le passé, mais sur l’accueil qui m’attendait chez madame de Warens ; car j’envisageais exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de Gouvon ; elle savait sur quel pied j’y étais ; et en m’en félicitant, elle m’avait donné des leçons très sages sur la manière dont je devais correspondre aux bontés qu’on avait pour moi. Elle regardait ma fortune comme assurée, si je ne la détruisais pas par ma faute. Qu’allait-elle dire en me voyant arriver ? Il ne me vint pas même à l’esprit qu’elle pût me fermer sa