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Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier ; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d’impatience la louange qu’il me devait, et qu’il me donna en effet si pleine et entière et d’un air si content, que toute la table s’empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria d’un ton de voix aussi timide qu’affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre ; mais en approchant je fus saisi d’un tel tremblement, qu’ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l’eau sur l’assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu’au blanc des yeux.

Ici finit le roman, où l’on remarquera, comme avec madame Basile et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours. Je m’affectionnai inutilement à l’antichambre de madame de Breil : je n’obtins plus une seule marque d’attention de la part de sa fille. Elle sortait et entrait sans me regarder, et moi j’osais à peine jeter les yeux sur elle. J’étais même si bête et si maladroit, qu’un jour qu’elle avait en passant laissé tomber son gant, au lieu de m’élancer sur ce gant que j’aurais voulu couvrir de baisers, je n’osai sortir de ma place, et je laissai ramasser le gant par un gros butor de valet que j’aurais volontiers écrasé. Pour achever de m’intimider, je m’aperçus que je n’avais pas le bonheur d’agréer à madame de Breil. Non seulement elle ne m’ordonnait rien, mais elle n’acceptait jamais mon service ; et deux fois, me trouvant dans son antichambre, elle me demanda d’un ton fort sec si je n’avais rien à faire. Il fallut renoncer à cette chère antichambre. J’en eus d’abord du regret ; mais les distractions vinrent à la traverse, et bientôt je n’y pensai plus.