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sentir que l’enthousiasme des vertus sublimes était peu d’usage dans la société ; qu’en s’élançant trop haut on était sujet aux chutes ; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions héroïques ; qu’on en tirait meilleur parti pour l’honneur et pour le bonheur ; et qu’il valait infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes, que quelquefois leur admiration.

Pour établir les devoirs de l’homme il fallait bien remonter à leur principe. D’ailleurs le pas que je venais de faire, et dont mon état présent était la suite, nous conduisait à parler de religion. L’on conçoit déjà que l’honnête M. Gaime est, du moins en grande partie, l’original du vicaire savoyard. Seulement la prudence l’obligeant à parler avec plus de réserve, il s’expliqua moins ouvertement sur certains points ; mais au reste ses maximes, ses sentiments, ses avis furent les mêmes, et, jusqu’au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l’ai rendu depuis au public. Ainsi, sans m’étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d’abord sans effet, furent dans mon cœur un germe de vertu et de religion qui ne s’y étouffa jamais, et qui n’attendait pour fructifier que les soins d’une main plus chérie.

Quoique alors ma conversion fût peu solide, je ne laissais pas d’être ému. Loin de m’ennuyer de ses entretiens, j’y pris goût à cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d’un certain intérêt de cœur dont je sentais qu’ils étaient pleins. J’ai l’âme aimante, et je me suis toujours attaché aux gens moins à proportion du bien qu’ils m’ont fait que de celui qu’ils m’ont voulu ; et c’est sur quoi mon tact ne se trompe guère. Aussi je m’affectionnais véritablement à M. Gaime ; j’étais pour ainsi dire son second disciple ; et cela me fit pour le moment même l’inestimable bien de me détourner de la pente au vice où m’entraînait mon oisiveté.

Un jour que je ne pensais à rien moins, on vint me chercher de la part du comte de la Roque. À force d’y aller et de ne pouvoir lui parler, je m’étais ennuyé, et je n’y allais plus : je crus qu’il m’avait oublié, ou qu’il lui était resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompais. Il avait été témoin plus d’une fois du plaisir avec lequel je remplissais mon devoir auprès de sa tante ; il le lui avait