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J’avais suivi, laissant derrière moi le théâtre de Chambéry, la rue du Bocage ; et j’avais pris à main droite (je m’y vois encore) un petit chemin qui monte doucement, entouré de grands arbres. Le paysage a-t-il changé depuis vingt-cinq ans ? Je ferme les yeux et je le revois : les arbres sont ombreux, les haies sont hautes, un ruisselet jaseur court, comme un gamin, le long de la route. Le vent frais m’apporte par bouffées de douces senteurs d’aubépine. De temps à autre, à travers les arbres, apparaît une maison au milieu d’un jardin.

À des laveuses qui chantaient, je demandai la maison des Charmettes.

— C’est le bon chemin, me dit l’une d’elles. Arrêtez-vous devant la troisième maison à votre droite.

Puis elles reprirent leur chanson aussitôt, — une chanson bizarre, chevrotante et vieillotte avec je ne sais quoi de plaintif et de naïf qui me rappela les menuets de Rameau. Il me semblait, en m’éloignant, entendre à travers le vent cette vieille chanson que chantait la tante de Rousseau « avec un filet de voix si douce :

Un cœur s’expose
À trop s’engager
Avec un berger,
Et toujours l’épine est sous la rose.

« Dirait-on, écrit Rousseau, que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmottant ces petits airs d’une voix déjà cassée et tremblante ? » Et qui de nous n’a pas, comme Rousseau, ses airs préférés avec lesquels il reconstituerait toute sa vie, depuis la dormeuse que fredonnait la nourrice, jusqu’à la chanson nouvelle apprise depuis la veille, en passant par la romance que disait si bien celle qu’on aima la première ? Qui de nous n’a conservé de tant d’espoir et de tant de rêves quelques notes de musique : — complainte et fumée de l’amour ?

J’aperçus enfin les Charmettes, placées à mi-hauteur sur un vallon, telles que je les attendais avec leur jardin et leur terrasse