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à parties doubles, et qu’il voulait me mettre en état d’offrir mes services à M. Basile quand il serait de retour. Il y avait dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d’ironique, qui ne me donnait pas de la confiance. Madame Basile, sans attendre ma réponse, lui dit sèchement que je lui étais obligé de ses offres, qu’elle espérait que la fortune favoriserait enfin mon mérite, et que ce serait grand dommage qu’avec tant d’esprit je ne fusse qu’un commis.

Elle m’avait dit plusieurs fois qu’elle voulait me faire faire une connaissance qui pourrait m’être utile. Elle pensait assez sagement pour sentir qu’il était temps de me détacher d’elle. Nos muettes déclarations s’étaient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dîner où je me trouvai, et où se trouva aussi un jacobin de bonne mine, auquel elle me présenta. Le moine me traita très-affectueusement, me félicita sur ma conversion, et me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m’apprirent qu’elle la lui avait détaillée ; puis, me donnant deux petits coups d’un revers de main sur la joue, il me dit d’être sage, d’avoir bon courage, et de l’aller voir ; que nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai, par les égards que tout le monde avait pour lui, que c’était un homme de considération ; et par le ton paternel qu’il prenait avec madame Basile, qu’il était son confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité était mêlée de marques d’estime et même de respect pour sa pénitente, qui me firent alors moins d’impression qu’elles ne m’en font aujourd’hui. Si j’avais eu plus d’intelligence, combien j’eusse été touché d’avoir pu rendre sensible une jeune femme respectée par son confesseur !

La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions : il en fallut une petite, où j’eus l’agréable tête-à-tête de monsieur le commis. Je n’y perdis rien du côté des attentions et de la bonne chère ; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table, dont l’intention n’était sûrement pas pour lui. Tout allait très-bien jusque-là : les femmes étaient fort gaies, les hommes fort galants ; madame Basile faisait les honneurs avec une grâce charmante. Au milieu du dîner, l’on entend arrêter une chaise à la porte ; quelqu’un monte, c’est M. Basile. Je le vois comme s’il entrait actuellement, en habit d’écarlate à boutons d’or, couleur que j’ai prise en aversion depuis ce jour-là.