vue, et toujours la même, ne frappe pas longtemps. Le roi de Sardaigne avait alors la meilleure symphonie de l’Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi, y brillaient alternativement. Il n’en fallait pas tant pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre instrument, pourvu qu’il fût juste, transportait d’aise. Du reste, je n’avais pour la magnificence qui frappait mes yeux qu’une admiration stupide et sans convoitise. La seule chose qui m’intéressât dans tout l’éclat de la cour était de voir s’il n’y aurait point là quelque jeune princesse qui méritât mon hommage, et avec laquelle je pusse faire un roman.
Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais où, si je l’eusse mis à fin, j’aurais trouvé des plaisirs mille fois plus délicieux.
Quoique je vécusse avec beaucoup d’économie, ma bourse insensiblement s’épuisait. Cette économie, au reste, était moins l’effet de la prudence que d’une simplicité de goût que même aujourd’hui l’usage des grandes tables n’a point altérée. Je ne connaissais pas, et je ne connais pas encore, de meilleure chère que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de me bien régaler ; mon bon appétit fera le reste quand un maître d’hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisais alors de beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dépense, que je ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J’étais donc sobre, faute d’être tenté de ne pas l’être : encore ai-je tort d’appeler tout cela sobriété, car j’y mettais toute la sensualité possible. Mes poires, ma giuncà, mon fromage, mes grisses, et quelques verres d’un gros vin de Montferrat à couper par tranches, me rendaient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout cela pouvait-on voir la fin de vingt livres. C’était ce que j’apercevais plus sensiblement de jour en jour ; et, malgré l’étourderie de mon âge, mon inquiétude sur l’avenir alla bientôt jusqu’à l’effroi. De tous mes châteaux en Espagne il ne me resta que celui de trouver une occupation qui me fit vivre ; encore n’était-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien métier ; mais je ne le savais pas assez pour aller travailler chez un maître, et les maîtres même n’abondaient pas à Turin. Je pris donc, en attendant