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conscience : j’affectais de me reprocher ce que j’avais fait, pour excuser ce que j’allais faire. En aggravant les torts du passé, j’en regardais l’avenir comme une suite nécessaire. Je ne me disais pas : Rien n’est fait encore, et tu peux être innocent si tu veux ; mais je me disais : Gémis du crime dont tu t’es rendu coupable, et que tu t’es mis dans la nécessité d’achever.

En effet, quelle rare force d’âme ne me fallait-il point à mon âge pour révoquer tout ce que jusque-là j’avais pu promettre ou laisser espérer, pour rompre les chaînes que je m’étais données, pour déclarer avec intrépidité que je voulais rester dans la religion de mes pères, au risque de tout ce qui en pouvait arriver ! Cette vigueur n’était pas de mon âge, et il est peu probable qu’elle eût eu un heureux succès. Les choses étaient trop avancées pour qu’on voulût en avoir le démenti ; et plus ma résistance eût été grande, plus, de manière ou d’autre, on se fût fait une loi de la surmonter.

Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute ; et si nous voulions être toujours sages, rarement aurions-nous besoin d’être vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous entraînent sans résistance ; nous cédons à des tentations légères dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situations périlleuses, dont nous pouvions aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui nous effrayent ; et nous tombons enfin dans l’abîme, en disant à Dieu : Pourquoi m’as-tu fait si faible ? Mais malgré nous il répond à nos consciences : Je t’ai fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t’ai fait assez fort pour n’y pas tomber.

Je ne pris pas précisément la résolution de me faire catholique ; mais, voyant le terme encore éloigné, je pris le temps de m’apprivoiser à cette idée ; et en attendant je me figurais quelque événement imprévu qui me tirerait d’embarras. Je résolus, pour gagner du temps, de faire la plus belle défense qu’il me serait possible. Bientôt ma vanité me dispensa de songer à ma résolution ; et dès que je m’aperçus que j’embarrassais quelquefois ceux qui voulaient m’instruire, il ne m’en fallut pas davantage pour chercher à les terrasser