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et, comme il n’y a point ici [1] d’autre volonté de corps qui, résistant à celle du prince, fasse équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le prince opprime enfin le souverain et rompe le traité social. C’est là le vice inhérent et inévitable qui, dès la naissance du corps politique, tend sans relâche à le détruire, de même que la vieillesse et la mort détruisent enfin le corps de l’homme.

Il y a deux voies générales par lesquelles un gouvernement dégénère : savoir, quand il se resserre, ou quand l’État se dissout.

Le gouvernement se resserre quand il passe du grand nombre au petit, c’est-à-dire de la démocratie à l’aristocratie, et de l’aristocratie à la royauté. C’est là son inclination naturelle [2]. S’il rétrogradait du

  1. C’est-à-dire entre le souverain et le prince ; toute magistrature nouvelle fait partie du corps du prince. — Ceci contredit le passage du chap. vii, p. 235, où Rousseau parle précisément des corps intermédiaires qui rendent un gouvernement « tempéré ». Il se place ici dans le cas où aucun remède de ce genre n’a été tenté.
  2. (a) La formation lente et le progrès de la république de Venise dans ses lagunes offrent un exemple notable de cette succession, et il est bien étonnant que, depuis plus de douze cents ans, les Vénitiens semblent n’en être encore qu’au second terme, lequel commença au Serrar di consiglio, en 1198. Quant aux anciens ducs qu’on leur reproche, quoi qu’en puisse dire le Squittinio della libertà veneta, il est prouvé qu’ils n’ont point été leurs souverains.

    On ne manquera pas de m’objecter la république romaine, qui suivit, dira-t-on, un progrès tout contraire, passant de la monarchie à l’aristocratie, et de l’aristocratie à la démocratie. Je suis bien éloigné d’en penser ainsi.

    Le premier établissement de Romulus fut un gouvernement mixte qui dégénéra promptement en despotisme. Par des causes particulières, l’État périt avant le temps, comme on voit mourir un nouveau-né avant d’avoir atteint l’âge d’homme. L’expulsion des Tarquins fut la véritable époque de la naissance de la république. Mais elle ne prit pas d’abord une forme constante, parce qu’on ne fit que la moitié de l’ouvrage en n’abolissant pas le patriciat. Car, de cette manière, l’aristocratie héréditaire, qui est la pire des administrations légitimes, restant en conflit avec la démocratie, la forme du gouvernement toujours incertaine et flottante ne fut fixée, comme l’a prouvé Machiavel, qu’à l’établissement des tribuns ; alors seulement il y eut un vrai gouvernement et une véritable démocratie. En effet, le peuple alors n’était pas seulement souverain, mais aussi magistrat et juge ; le sénat n’était qu’un tribunal en sous-ordre, pour tempérer et concentrer le gouvernement ; et les consuls eux-mêmes, bien que patriciens, bien que premiers magistrats, bien que généraux absolus à la guerre, n’étaient à Rome que les présidents du peuple.

    Dès lors, on vit aussi le gouvernement prendre sa pente naturelle et tendre fortement à l’aristocratie. Le patriciat s’abolissant comme de lui-même, l’aristocratie n’était plus dans le corps des patriciens, comme elle est à Venise et à Gênes, mais dans le corps du sénat, composé de patriciens et de plébéiens, même dans le corps des tribuns, quand ils commencèrent d’usurper une puissance active ; car les mots ne font rien aux choses, et quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c’est toujours une aristocratie.

    De l’abus de l’aristocratie naquirent les guerres civiles et le triumvirat. Sylla, Jules César, Auguste, devinrent dans le fait de véritables monarques ; et enfin, sous le despotisme de Tibère, l’État fut dissous. L’histoire romaine ne dément donc point mon principe : elle le confirme. (Note de Rousseau).