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qui d’abord étoient aux gages des poëtes & n’exécutoient que sous eux, & pour ainsi dire à leur dictée, en devinrent indépendans ; & c’est de cette licence que se plaint si amèrement la Musique dans une comédie de Phérécrate, dont Plutarque nous a conservé le passage. Ainsi la mélodie, commençant à n’être plus si adhérente au discours, prit insensiblement une existence à part, & la musique devint plus indépendante des paroles. Alors aussi cesserent peu à peu ces prodiges qu’elle avoit produits lorsqu’elle n’étoit que l’accent & l’harmonie de la poésie, & qu’elle lui donnoit sur les passions cet empire que la parole n’exerça plus dans la suite que sur la raison. Aussi, dès que la Grèce fut pleine de sophistes & de philosophes, n’y vit-on plus ni poëtes ni musiciens célèbres. En cultivant l’art de convaincre on perdit celui d’émouvoir. Platon lui-même, jaloux d’Homère & d’Euripide, décria l’un & ne put imiter l’autre.

Bientôt la servitude ajouta son influence à celle de la philosophie. La Grèce aux fers perdit ce feu qui n’échauffe que les ames libres, & ne trouva plus pour louer ses tyrans le ton dont elle avoit chanté ses héros. Le mélange des Romains affaiblit encore ce qui restoit au langage d’harmonie & d’accent. Le latin, langue plus sourde & moins musicale, fit tort à la musique en l’adoptant. Le chant employé dans la capitale altéra peu à peu celui des provinces ; les théâtres de Rome nuisirent à ceux d’Athènes. Quand Néron remportoit des prix, la Grèce avoit cessé d’en mériter ; & la même mélodie, partagée à deux langues, convint moins à l’une & à l’autre.