Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t6.djvu/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on attendit l’occasion, on l’épia, on la saisit, on s’en prévalut avec la fureur ordinaire aux dévots ; on ne parloit que de chaînes & de buchers ; mon Livre étoit le Tocsin de l’Anarchie & la Trompette de l’Athéisme ; l’Auteur étoit un monstre à étouffer, on s’étonnoit qu’on l’eût si long-tems laissé vivre. Dans cette rage universelle, vous eûtes honte de garder le silence : vous aimâtes mieux faire un acte de cruauté que d’être accusé de manquer de zele, & servir vos ennemis que d’essuyer leurs reproches. Voilà, Monseigneur, convenez-en, le vrai motif de votre Mandement ; & voilà, ce me semble, un concours de faits assez singuliers pour donner à mon sort le nom de bizarre.

Il y a long-tems qu’on a substitué des bienséances d’état à la justice. Je sais qu’il est des circonstances malheureuses qui forcent un homme public à sévir malgré lui contre un bon Citoyen. Qui veut être modéré parmi des furieux s’expose à leur furie, & je comprends que dans un déchaînement pareil à celui dont je suis la victime, il faut hurler avec les Loups, ou risquer d’être dévoré. Je ne me plains donc pas que vous ayez donné un Mandement contre mon Livre, mais je me plains que vous l’ayez donné contre ma personne avec aussi peu d’honnêteté que de vérité ; je me plains qu’autorisant par votre propre langage celui que vous me reprochez d’avoir mis dans la bouche de l’inspiré, vous m’accabliez d’injures qui, sans nuire à ma cause, attaquent mon honneur ou plutôt le vôtre ; je me plains que de gaîté de cœur, sans raison, sans nécessité, sans respect, au moins pour mes malheurs, vous m’outragiez d’un ton si peu digne