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bonheur, j’y vois son obstacle. J’aspire au moment où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, & n’aurai besoin que de moi pour être heureux ; en attendant je le suis dès cette vie, parce que j’en compte pour peu tous les maux, que je la regarde comme presque étrangere à mon être, & que tout le vrai bien que j’en peux retirer dépend de moi.

Pour m’élever d’avance autant qu’il se peut à cet état de bonheur, de force & de liberté, je m’exerce aux sublimes contemplations. Je médite sur l’ordre de l’Univers, non pour l’expliquer par de vains systêmes, mais pour l’admirer sans cesse, pour adorer le sage Auteur qui s’y fait sentir. Je converse avec lui, je pénetre toutes mes facultés de sa divine essence ; je m’attendris à ses bienfaits, je les bénis de ses dons, mais je ne le prie pas ; que lui demanderois-je ? qu’il changeât pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur ? Moi qui dois aimer par-dessus tout l’ordre établi par sa sagesse & maintenu par sa providence, voudrois-je que cet ordre fût troublé pour moi ? Non, ce vœu téméraire mériteroit d’être plutôt puni qu’exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire ; pourquoi lui demander ce qu’il m’a donné ? Ne m’a-t-il pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connoître, la liberté pour le choisir ? Si je fais le mal, je n’ai point d’excuse ; je le fais parce que je le veux ; lui demander de changer ma volonté, c’est lui demander ce qu’il me demande ; c’est vouloir qu’il fasse mon œuvre, & que j’en recueille le salaire ; n’être pas content de mon