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content de la place où Dieu m’a mis, je ne vois rien, après lui, de meilleur que mon espèce ; & si j’avois à choisir ma place dans l’ordre des êtres, que pourrais-je choisir de plus que d’être homme ?

Cette réflexion m’enorgueillit moins qu’elle rie me touche ; car cet état n’est point de mon choix, & il n’étoit pas dû au mérite d’un être qui n’existoit pas encore. Puis-je me voir ainsi distingué sans me féliciter de remplir ce poste honorable, et sans bénir la main qui m’y a placé ? De mon premier retour sur moi naît dans mon cœur un sentiment de reconnaissance & de bénédiction pour l’auteur de mon espèce, & de ce sentiment mon premier hommage à la Divinité bienfaisante. J’adore la puissance suprême & je m’attendris sur ses bienfaits. Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté par la nature elle-même. N’est-ce pas une conséquence naturelle de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous protège, & d’aimer ce qui nous veut du bien ?

Mais quand, pour connoître ensuite ma place individuelle dans mon espèce, j’en considère les divers rangs & les hommes qui les remplissent, que deviens-je ? Quel spectacle ! Où est l’ordre que j’avois observé ? Le tableau de la nature ne m’offroit qu’harmonie & proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre ! Le concert règne entre les éléments, & les hommes sont dans le chaos ! Les animaux sont heureux, leur roi seul est misérable ! Ô sagesse, où sont tes lois ? Ô Providence, est-ce ainsi que tu régis le monde ? être bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir ? je vois le mal sur la terre.