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"--Cher Emile, je suis bien aise d’entendre sortir de ta bouche des discours d’homme, & d’en voir les sentiments dans ton cœur. Ce désintéressement outré ne me déplaît pas à ton âge. Il diminuera quand tu auras des enfants, & tu seras alors précisément ce que doit être un bon père de famille & un homme sage. Avant tes voyages je savois quel en seroit l’effet ; je savois qu’en regardant de prés nos institutions, tu serois bien éloigné d’y prendre la confiance qu’elles ne méritent pas. C’est en vain qu’on aspire à la liberté sous la sauvegarde des lois. Des lois ! où est-ce qu’il y en a, & où est-ce qu’elles sont respectées ? Partout tu n’as vu régner sous ce nom que l’intérêt particulier & les passions des hommes. Mais les lois éternelles de la nature & de l’ordre existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage ; elles sont écrites au fond de son cœur par la conscience & par la raison ; c’est à celles-là qu’il doit s’asservir pour être libre ; & il n’y a d’esclave que celui qui fait mal, car il le fait toujours malgré lui. La liberté n’est dans aucune forme de gouvernement, elle est dans le cœur de l’homme libre ; il la porte partout avec lui. L’homme vil porte partout la servitude. L’un seroit esclave à Genève, & l’autre libre à Paris."

"Si je te parlois des devoirs du citoyen, tu me demanderois peut-être où est la patrie, & tu croirois m avoir confondu. Tu te tromperois pourtant, cher Emile ; car qui n’a pas une patrie a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement & des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que le contrat social n’ait point été