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est la dupe de ce sang-froid, & presque sur le point d’en être piqué lui-même.

Pour le désabuser je vais prendre la main de Sophie, j’y veux porter mes lèvres comme je fais quelquefois : elle la retire brusquement, avec un mot de Monsieur si singulièrement prononcé, que ce mouvement involontaire la décèle à l’instant aux yeux d’Emile.

Sophie elle-même, voyant qu’elle s’est trahie, se contraint moins. Son sang-froid apparent se change en un mépris ironique. Elle répond à tout ce qu’on lui dit par des monosyllabes prononcés d’une voix lente & mal assurée, comme craignant d’y laisser trop percer l’accent de l’indignation. Emile, demi-mort d’effroi, la regarde avec douleur, & tâche de l’engager à jeter les yeux sur les siens pour y mieux lire ses vrais sentiments. Sophie, plus irritée de sa confiance, lui lance un regard qui lui ôte l’envie d’en solliciter un second. Emile, interdit & tremblant, n’ose plus, très heureusement pour lui, ni lui parler ni la regarder, car, n’eût-il pas été coupable, s’il eût pu supporter sa colère, elle ne lui eût jamais pardonné.

Voyant alors que c’est mon tour, & qu’il est temps de s’expliquer, je reviens à Sophie. Je reprends sa main, qu’elle ne retire plus, car elle est prête à se trouver mal. Je lui dis avec douceur : Chère Sophie, nous sommes malheureux ; mais vous êtes raisonnable & juste, vous ne nous jugerez pas sans nous entendre : écoutez-nous. Elle ne répond rien, & je parle ainsi :

"Nous sommes partis hier à quatre heures ; il nous étoit