Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/373

Cette page n’a pas encore été corrigée

lui disant : Eh bien ! bon ouvrier, ne voulez-vous pas venir avec nous ? Il lui répond d’un ton fort triste : Je suis engagé, demandez au maître. On demande au maître s’il veut bien se passer de nous. Il répond qu’il ne peut. J’ai, dit-il, de l’ouvrage qui presse & qu’il faut rendre après-demain. Comptant sur ces messieurs, j’ai refusé des ouvriers qui se sont présentés ; si ceux-cime manquent, je ne sais plus où en prendre d’autres, & je ne pourrai rendre l’ouvrage au jour promis. La mère ne réplique rien ; elle attend qu’Emile parle. Emile baisse la tête & se tait. Monsieur, lui dit-elle un peu surprise de ce silence, n’avez-vous rien à dire à cela ? Emile regarde tendrement la fille & ne répond que ces mots : Vous voyez bien qu’il faut que je reste. Là-dessus les dames partent & nous laissent. Emile les accompagne jusqu’à la porte, les suit des yeux autant qu’il peut, soupire, et revient se mettre au travail sans parler.

En chemin, la mère, piquée, parle à sa fille de la bizarrerie de ce procédé ! Quoi ! dit-elle, étoit-il si difficile de contenter le maître sans être obligé de rester ? & ce jeune homme si prodigue, qui verse l’argent sans nécessité, n’en sait-il plus trouver dans les occasions convenables ? Ô maman ! répond Sophie, à Dieu ne plaise qu’Emile donne tant de force à l’argent, qu’il s’en serve pour rompre un engagement personnel, pour violer impunément sa parole, & faire violer celle d’autrui ! Je sais qu’il dédommageroit aisément l’ouvrier du léger préjudice que lui causeroit son absence ; mais cependant il asserviroit son âme aux richesses, il s’accoutumeroit à les mettre à la place de ses devoirs, & à croire qu’on est