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mains de Sophie, &, non moins généreux qu’Enée, fait des présents à tous les vaincus.

Au milieu de l’éclat du triomphe, Sophie ose défier le vainqueur, & se vante de courir aussi bien que lui. Il ne refuse point d’entrer en lice avec elle ; &, tandis qu’elle s’apprête à l’entrée de la carrière, qu’elle retrousse sa robe des deux côtés, et que, plus curieuse d’étaler une jambe fin eaux yeux d’Emile que de le vaincre à ce combat, elle regarde si ses jupes sont assez courtes, il dit un mot à l’oreille de la mère ; elle sourit & fait un signe d’approbation. Il vient alors se placer à côté de sa concurrente ; & le signal n’est pas plus tôt donné, qu’on la voit partir comme un oiseau.

Les femmes ne sont pas faites pour courir ; quand elles fuient, c’est pour être atteintes. La course n’est pas la seule chose qu’elles fassent maladroitement, mais c’est la seule qu’elles fassent de mauvaise grâce : leurs coudes en arrière & collés contre leur corps leur donnent une attitude risible, & les hauts talons sur lesquels elles sont juchées les font paraître autant de sauterelles qui voudroient courir sans sauter.

Emile, n’imaginant point que Sophie coure mieux qu’une autre femme, ne daigne pas sortir de sa place, & la voit partir avec un sourire moqueur. Mais Sophie est légère & porte des talons bas ; elle n’a pas besoin d’artifice pour paraître avoir le pied petit ; elle prend les devants d’une telle rapidité, que, pour atteindre cette nouvelle Atalante, il n’a que le temps qu’il lui faut quand il l’aperçoit si loin devant lui. Il part donc à son tour, semblable à l’aigle qui fond sur sa proie ; il la poursuit, la talonne, l’atteint enfin tout essoufflée,