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pour elle, c’est pour moi que tu le dis : ton retour est son ouvrage, mais ta franchise est le mien. Garde à jamais cette noble candeur des belles âmes. On peut laisser penser aux indifférents ce qu’ils veulent ; mais c’est un crime de souffrir qu’un ami nous fasse un mérite de ce que nous n’avons pas fait pour lui.

Je me garde bien d’avilir à ses yeux le prix de cet aveu, en y trouvant plus d’amour que de générosité, & en lui disant qu’il veut moins s’ôter le mérite de ce retour que le donner à Sophie. Mais voici comment il me dévoile le fond de son cœur sans y songer : s’il est venu à son aise, à petits pas, & rêvant à ses amours, Emile n’est que l’amant de Sophie ; s’il arrive à grands pas, échauffé, quoique un peu grondeur, Emile est l’ami de son Mentor.

On voit par ces arrangements que mon jeune homme est bien éloigné de passer sa vie auprès de Sophie & de la voir autant qu’il voudrait. Un voyage ou deux par semaine bornent les permissions qu’il reçoit ; & ses visites, souvent d’une seule demi-journée, s’étendent rarement au lendemain. Il emploie bien plus de temps à espérer de la voir, ou à se féliciter de l’avoir vue, qu’à la voir en effet. Dans celui même qu’il donne à ses voyages, il en passe moins auprès d’elle qu’à s’en approcher ou s’en éloigner. Ses plaisirs vrais, purs, délicieux, mais moins réels qu’imaginaires, irritent son amour sans efféminer son cœur.

Les jours qu’il ne la voit point, il n’est pas oisif & sédentaire. Ces jours-là c’est Emile encore : il n’est point du tout transformé. Le plus souvent, il court les campagnes des