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Il s’alarme, il se voit moins avancé qu’il ne pensoit l’être, & c’est alors que l’amour le plus tendre emploie son langage le plus touchant pour la fléchir.

Emile n’est pas fait pour deviner ce qui lui nuit : si on ne le lui dit, il ne le saura de ses jours, & Sophie est trop fière pour le lui dire. Les difficultés qui l’arrêtent feroient l’empressement d’une autre. Elle n’a pas oublié les leçons de ses parents. Elle est pauvre, Emile est riche, elle le sait. Combien il a besoin de se faire estimer d’elle ! Quel mérite ne lui faut-il point pour effacer cette inégalité ! Mais comment songeroit-il à ces obstacles ? Emile saillit s’il est riche ? Daignait même s’en informer ? Grâce au ciel, il n’a nul besoin de l’être, il sait être bienfaisant sans cela. Il tire le bien qu’il fait des on cœur, & non de sa bourse. Il donne aux malheureux son temps, ses soins, ses affections, sa personne ; &, dans l’estimation de ses bienfaits, à peine oseille compter pour quelque chose l’argent qu’il répand sur les indigents.

Ne sachant à quoi s’en prendre de sa disgrâce, il l’attribue à sa propre faute : car qui oseroit accuser de caprice l’objet de ses adorations ? L’humiliation de l’amour-propre augmente les regrets de l’amour éconduit. Il n’approche plus de Sophie avec cette aimable confiance d’un cœur qui se sent digne du sien ; il est craintif & tremblant devant elle. Il n’espère plus la toucher par la tendresse, il cherche à la fléchir par la pitié. Quelquefois sa patience se lasse, le dépit est prêt à lui succéder. Sophie semble pressentir ses emportements, & le regarde. Ce seul regard le désarme & l’intimide : il est plus soumis qu’auparavant.