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fait est bien plus simple & plus obligeante que la première fois ; nous sommes déjà d’anciennes connaissances. Emile & Sophie se saluent avec un peu d’embarras, & ne se parlent toujours point : que se diroient-ils en notre présence ? L’entretien qu’il leur faut n’a pas besoin de témoins. L’on se promène dans le jardin : ce jardin a pour parterre un potager très bien entendu ; pour parc, un verger couvert de grands & beaux arbres fruitiers de toute espèce, coupé en divers sens de jolis ruisseaux, & de plates-bandes pleines de fleurs. Le beau lieu ! s’écrie Emile plein de son Homère et toujours dans l’enthousiasme ; je crois voir le jardin d’Alcinous. La fille voudrait savoir ce que c’est qu’Alcinous, & la mère le demande. Alcinous, leur dis-je, étoit un roi de Corcyre, dont le jardin, décrit par Homère, est critiqué par les gens de goût comme trop simple & trop peu paré.*

[*" En sortant du palais on trouve un vaste jardin de quatre arpents, enceint & clos tout à l’entour, planté de grands arbres fleuris, produisant des poires, des pommes de grenade, & d’autres des plus belles espèces des figuiers au doux fruit, & des oliviers verdoyants. Jamais durant l’année entière ces beaux arbres ne restent sans fruits : l’hiver et l’été, la douce haleine du vent d’ouest fait à la fois nouer les uns & mûrir les autres. On voit la poire & la pomme vieillir & sécher sur leur arbre, la figue sur le figuier, & la grappe sur la souche. La vigne inépuisable ne cesse d’y porter de nouveaux raisins ; on fait cuire & confire les uns au soleil sur une aire, tandis qu’on en vendange d’autres, laissant sur la plante ceux qui sont encore en fleur, en verjus, ou qui commencent à noircir. À l’un des bouts, deux carrés, bien cultivés, et couverts de fleurs toute l’année, sont ornés de deux fontaines, dont l’une est distribuée dans tout le jardin, & l’autre, après avoir traversé le palais, est conduite à un bâtiment élevé dans la ville pour abreuver les citoyens." Telle est la description du jardin royal d’Alcinous, au septième livre de l’Odyssée ; jardin dans lequel, à la honte de ce vieux rêveur d’Homère & des princes de son temps, on ne voit ni treillages, ni statues, ni cascades, ni boulingrins.] Cet Alcinous avoit une fille aimable, qui, la veille qu’un étranger reçut l’hospitalité chez son père, songea qu’elle auroit bientôt un mari. Sophie, interdite, rougit, baisse les yeux, se mord la langue ; on ne peut imaginer une pareille confusion. Le père, qui se plaît à l’augmenter, prend la parole, & dit que la jeune princesse allait