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pour toute la vie n’est pas si facile à choisir ; &, puisqu’on ne peut séparer ces deux choix, il faut bien attendre, et souvent perdre sa jeunesse, avant de trouver l’homme avec qui l’on veut passer ses jours. Tel étoit le cas de Sophie : elle avoit besoin d’un amant, mais cet amant devoit être son mari ; &, pour le cœur qu’il falloit au sien, l’un étoit presque aussi difficile à trouver que l’autre. Tous ces jeunes gens si brillants n’avoient avec elle que la convenance de l’âge, les autres leur manquoient toujours ; leur esprit superficiel, leur vanité, leur jargon, leurs mœurs sans règle, leurs frivoles imitations, la dégoûtoient d’eux. Elle cherchoit un homme & ne trouvoit que des singes ; elle cherchoit une âme & n’en trouvoit point.

Que je suis malheureuse ! disoit-elle à sa mère ; j’ai besoin d’aimer, & je ne vois rien qui me plaise. Mon cœur repousse tous ceux qu’attirent mes sens. Je n’en vois pas un qui n’excite mes désirs, & pas un qui ne les réprime ; un goût sans estime ne peut durer. Ah ! ce n’est pas là l’homme qu’il faut à votre Sophie ! son charmant modèle est empreint trop avant dans son âme. Elle ne peut aimer que lui, elle ne peut rendre heureux que lui, elle ne peut être heureuse qu’avec lui seul. Elle aime mieux se consumer & combattre sans cesse, elle aime mieux mourir malheureuse & libre, que désespérée auprès d’un homme qu’elle n’aimeroit pas & qu’elle rendroit malheureux lui-même ; il vaut mieux n’être plus, que de n’être que pour souffrir.

Frappée de ces singularités, sa mère les trouva trop bizarres pour n’y pas soupçonner quelque mystère. Sophie