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Les femmes ont le jugement plutôt formé que les hommes, étant sur la défensive presque dès leur enfance, & chargées d’un dépôt difficile à garder, le bien & le mal leur sont nécessairement plutôt connus. Sophie, précoce en tout, parce que son tempérament la porte à l’être, a aussi le jugement plutôt formé que d’autres filles de son âge. Il n’y a rien à cela de fort extraordinaire : la maturité n’est pas par-tout la même en même-tems.

Sophie est instruite des devoirs & des droits de son sexe & du nôtre. Elle connoît les défauts des hommes & les vices des femmes ; elle connoît aussi les qualités, les vertus contraires, & les a toutes empreintes au fond de son cœur. On ne peut pas avoir une plus haute idée de l’honnête femme que celle qu’elle en a conçue, & cette idée ne l’épouvante point : mais elle pense avec plus de complaisance à l’honnête homme, à l’homme de mérite ; elle sent qu’elle est faite pour cet homme-là, qu’elle en est digne, qu’elle peut lui rendre le bonheur qu’elle recevra de lui ; elle sent qu’elle saura bien le reconnoître ; il ne s’agit que de le trouver.

Les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes, comme ils le sont du mérite des femmes ; cela est de leur droit réciproque, & ni les uns ni les autres ne l’ignorent. Sophie connoît ce droit & en use, mais avec la modestie qui convient à sa jeunesse, à son inexpérience, à son état ; elle ne juge que des choses qui sont à sa portée, & elle n’en juge que quand cela sert à développer quelque maxime utile. Elle ne parle des absens qu’avec la plus grande circonspection, sur-tout si ce sont des femmes. Elle pense que ce qui les