Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

& que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien. La folle vanité de la jeunesse qui regimbe contre l’humiliation, ne me donnoit que trop de penchant à cette humeur colere ; & l’amour-propre, que mon mentor tâchoit de réveiller en moi, me portant à la fierté, rendoit les hommes encore plus vils à mes yeux, & ne faisoit qu’ajouter, pour eux, le mépris à la haine. ”

” Sans combattre directement cet orgueil, il l’empêcha de se tourner en dureté d’ame ; & sans m’ôter l’estime de moi-même, il la rendit moins dédaigneuse pour mon prochain. En écartant toujours la vaine apparence & me montrant les maux réels qu’elle couvre, il m’apprenoit à déplorer les erreurs de mes semblables, à m’attendrir sur leurs miseres, & à les plaindre plus qu’à les envier. Ému de compassion sur les foiblesses humaines, par le profond sentiment des siennes, il voyoit par-tout les hommes victimes de leurs propres vices & de ceux d’autrui ; il voyoit les pauvres gémir sous le joug des riches, & les riches sous le joug des préjugés. Croyez-moi, disoit-il, nos illusions, loin de nous cacher nos maux, les augmentent, en donnant un prix à ce qui n’en a point & nous rendant sensibles à mille fausses privations que nous ne sentirions pas sans elles. La paix de l’ame consiste dans le mépris de tout ce qui peut la troubler ; l’homme qui fait le plus cas de la vie, est celui qui sait le moins en jouir, & celui qui aspire le plus avidement au bonheur est toujours le plus misérable. ”

” Ah ! quels tristes tableaux ! m’écriois-je avec amertume !