Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/133

Cette page n’a pas encore été corrigée

labourer la terre : la semence de la vertu lève difficilement ; il faut de longs apprêts pour lui faire prendre racine. Une des choses qui rendent les prédications le plus inutiles est qu’on les fait indifféremment à tout le monde sans discernement & sans choix. Comment peut-on penser que le même sermon convienne à tant d’auditeurs si diversement disposés, si différents d’esprit, d’humeurs, d’âges, de sexes, d’états et d’opinions ? Il n’y en a peut-être pas deux auxquels ce qu’on dit à tous puisse être convenable ; & toutes nos affections ont si peu constance, qu’il n’y a peut-être pas deux moments dans la vie de chaque homme où le même discours fît sur lui la même impression. Jugez si, quand les sens enflammés aliènent l’entendement et tyrannisent la volonté, c’est le tems d’écouter les graves leçons de la sagesse. Ne parlez donc jamais raison aux jeunes gens, même en âge de raison, que vous ne les ayez premièrement mis en état de l’entendre. La plupart des discours perdus le sont bien plus par la faute des maîtres que par celle des disciples. Le pédant et l’instituteur disent à peu près les mêmes choses : mais le premier les dit tout à propos ; le second ne les dit il est sûr de leur effet.

Comme un somnambule, errant durant son sommeil, marche en dormant sur les bords d’un précipice, dans lequel il tomberoit s’il étoit éveillé tout à coup ; ainsi mon Émile, dans le sommeil de l’ignorance, échappe à des périls qu’il n’aperçoit point : si je l’éveille en sursaut, il est perdu. Tâchons premièrement de l’éloigner du précipice, & puis nous l’éveillerons pour le lui montrer de plus loin.