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On raisonne beaucoup sur les qualités d’un bon gouverneur. La premiere que j’en exigerois, & celle-là seule en suppose beaucoup d’autres, c’est de n’être point un homme à vendre. Il y a des métiers si nobles qu’on ne peut les faire pour de l’argent sans se montrer indigne de les faire : tel est celui de l’homme de guerre ; tel est celui de l’instituteur. Qui donc élèvera mon enfant ? Je te l’ai déjà dit, toi-même. Je ne le peux. Tu ne le peux ?… Fais-toi donc un ami. Je ne vois pas d’autre ressource.

Un Gouverneur ! ô quelle ame sublime !… en vérité, pour faire un homme, il faut être ou pere ou plus qu’homme soi-même. Voilà la fonction que vous confiez tranquillement à des mercenaires.

Plus on y pense, plus on apperçoit de nouvelles difficultés. Il faudroit que le gouverneur eût été élevé pour son éleve, que ses domestiques eussent été élevés pour leur maître, que tous ceux qui l’approchent eussent reçu les impressions qu’ils doivent lui communiquer ; il faudroit d’éducation en éducation, remonter jusqu’on ne sait où. Comment se peut-il qu’un enfant soit bien élevé par qui n’a pas été bien élevé lui-même ?

Ce rare mortel est-il introuvable ? Je l’ignore. En ces tems d’avilissement, qui sait à quel point de vertu peut atteindre encore une ame humaine ? Mais supposons ce prodige trouvé. C’est en considérant ce qu’il doit faire, que nous verrons ce qu’il doit être. Ce que je crois voir d’avance est qu’un pere qui sentiroit tout le prix d’un bon gouverneur prendroit le parti de s’en passer ; car il mettroit