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passions dont il sent l’effet n’ont point agité son cœur. Il est homme, il s’intéresse à ses frères ; il est équitable, il juge ses pairs. Or, sûrement, s’il les juge bien, il ne voudra être à la place d’aucun d’eux ; car le but de tous les tourments qu’ils se donnent, étant fondé sur des préjugés qu’il n’a pas, lui paraît un but en l’air. Pour lui, tout ce qu il désire est à sa portée. De qui dépendrait-il, se suffisant a lui-même et libre de préjugés ? Il a des bras, de la santé [1], de la modération, peu de besoins & de quoi les satisfaire. Nourri dans la plus absolue liberté, le plus grand des maux qu’il conçoit est la servitude. Il plaint ces misérables rois, esclaves de tout ce qui leur obéit ; il plaint ces faux sages enchaînés à leur vaine réputation ; il plaint ces riches sots, martyrs de leur faste ; il plaint ces voluptueux de parade qui livrent leur vie entière à l’ennui, pour paraître avoir du plaisir. Il plaindroit l’ennemi qui lui feroit du mal à lui-même ; car dans ses méchancetés, il verroit sa misère. Il se dirait : En se donnant le besoin de me nuire, cet homme a fait dépendre son sort du mien.

Encore un pas & nous touchons au but. L’amour-propre est un instrument utile, mais dangereux ; souvent il blesse la main qui s’en sert, & fait rarement du bien sans mal. Émile, en considérant son rang dans l’espèce humaine & s’y voyant si heureusement placé, sera tenté de faire honneur à sa raison de l’ouvrage de la vôtre, & d’attribuer à son mérite l’effet

  1. Je crois pouvoir compter hardiment la santé & la bonne constitution au nombre des avantages acquis par son éducation, ou plutôt au nombre des dons de la nature que son éducation lui a conservés.