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d’un autre ; & quand cet œil lui manque, il ne voit plus rien.

Je laisse à part l’histoire moderne, non seulement parce qu’elle n’a plus de physionomie & que nos hommes se ressemblent tous, mais parce que nos historiens, uniquement attentifs à briller, ne songent qu’à faire des portraits fortement coloriés, & qui souvent ne représentent rien [1]. Généralement les anciens font moins de portraits, mettent moins d’esprit & plus de sens dans leurs jugements ; encore y a-t-il entre eux un grand choix à faire, & il ne faut pas d’abord rendre les plus judicieux, mais les plus simples. Je ne voudrois mettre dans la main d’un jeune homme ni Polybe ni Salluste ; Tacite est le livre des vieillards ; les jeunes gens ne sont pas faits pour l’entendre : il faut apprendre à voir dans les actions humaines les premiers traits du cœur de l’homme avant d’en vouloir sonder les profondeurs ; il faut savoir bien lire dans les faits avant de lire dans les maximes. La philosophie en maximes ne convient qu’à l’expérience. La jeunesse ne doit rien généraliser : toute son instruction doit être en règles particulières.

Thucydide est, à mon gré, le vrai modèle des historiens. Il rapporte les faits sans les juger ; mais il n’omet aucune des circonstances propres à nous en faire juger nous-mêmes. Il met tout ce qu’il raconte sous les yeux du

  1. Voyez Davila, Guicciardini, Strada, Solis, Machiavel, & quelquefois de Thou lui-même. Vertot est presque le seul qui savoit peindre sans faire de portraits.