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ne seront point pour lui des inconnus ; mais ceux avec lesquels il a des liaisons, ceux que l’habitude lui a rendus chers ou nécessaires, ceux qu’il voit évidemment avoir avec lui des manieres de penser & de sentir communes, ceux qu’il voit exposés aux peines qu’il a souffertes, & sensibles aux plaisirs qu’il a goûtés ; ceux, en un mot, en qui l’identité de Nature plus manifestée lui donne une plus grande disposition à s’aimer. Ce ne sera qu’après avoir cultivé son naturel en mille manieres, après bien des réflexions sur ses propres sentimens, & sur ceux qu’il observera dans les autres, qu’il pourra parvenir à généraliser ses notions individuelles, sous l’idée abstraite d’humanité, & joindre à ses affections particulieres celles qui peuvent l’identifier avec son espece.

En devenant capable d’attachement, il devient sensible à celui des autres[1], & par-là même, attentif aux signes de cet attachement. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez acquérir sur lui ? Que de chaînes vous avez mises autour de son cœur avant qu’il s’en apperçût ! Que ne sentira-t-il point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce que vous avez fait pour lui ; quand il pourra se comparer aux autres jeunes gens de son âge, & vous comparer aux autres gouverneurs ? Je dis quand il le verra, mais gardez-

  1. (14) L’attachement peut se passer de retour, jamais l’amitié. Elle est un échange, un contrat comme les autres ; mais elle est le plus saint de tous. Le mot d’ami n’a point d’autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n’est pas l’ami de son ami est très-surement un fourbe ; car ce n’est qu’en rendant ou feignant de rendre l’amitié, qu’on peut l’obtenir.