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c’est qu’ils comptent de n’être jamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si durs envers les pauvres ? c’est qu’ils n’ont pas peur de le devenir. Pourquoi la Noblesse a-t-elle un si grand mépris pour le peuple ? c’est qu’un noble ne sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils généralement plus humains, plus hospitaliers que nous ? c’est que dans leur gouvernement, tout-à-fait arbitraire, la grandeur & la fortune des particuliers étant toujours précaires & chancelantes, ils ne regardent point l’abaissement & la misere comme un état étranger à eux [1] ; chacun peut être demain ce qu’est aujourd’hui celui qu’il assiste. Cette réflexion, qui revient sans cesse dans les romans orientaux, donne à leur lecture je ne sais quoi d’attendrissant que n’a point tout l’apprêt de notre seche morale.

N’accoutumez donc pas votre Éleve à regarder du haut de sa gloire les peines des infortunés, les travaux des misérables, & n’espérez pas lui apprendre à les plaindre, s’il les considere comme lui étant étrangers. Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut être le sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille événemens imprévus & inévitables peuvent l’y plonger d’un moment à l’autre. Apprenez-lui à ne compter ni sur sa naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses, montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune, cherchez-lui les exemples toujours trop fréquens de gens qui, d’un état plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux : que ce soit par leur faute

  1. (13) Cela paroit changer un peu maintenant : les états semblent devenir plus fixes, & les hommes deviennent aussi plus durs.