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plongé dans l’eau, il voit un bâton brisé, la sensation est vraie ; & elle ne laisseroit pas de l’être, quand même nous ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu’il voit, il dit : un bâton brisé, & il dit vrai ; car il est très-sûr qu’il a la sensation d’un bâton brisé. Mais quand, trompé par son jugement, il va plus loin, & qu’après avoir affirmé qu’il voit un bâton brisé, il affirme encore que ce qu’il voit est en effet un bâton brisé, alors il dit faux : pourquoi cela ? Parce qu’alors il devient actif, & qu’il ne juge plus par inspection, mais par induction, en affirmant ce qu’il ne sent pas, savoir, que le jugement qu’il reçoit par un sens seroit confirmé par un autre.

Puisque toutes nos erreurs viennent de nos jugemens, il est clair que si nous n’avions jamais besoin de juger, nous n’aurions nul besoin d’apprendre ; nous ne serions jamais dans le cas de nous tromper ; nous serions plus heureux de notre ignorance que nous ne pouvons l’être de notre savoir. Qui est-ce qui nie que les savans ne sachent mille choses vraies que les ignorans ne sauront jamais ? Les savans sont-ils pour cela plus près de la vérité ? Tout au contraire, ils s’en éloignent en avançant ; parce que, la vanité de juger faisant encore plus de progrès que les lumieres, chaque vérité qu’ils apprennent ne vient qu’avec cent jugemens faux. Il est de la derniere évidence que les Compagnies savantes de l’Europe ne sont que des écoles publiques de mensonges ; & très-surement il y a plus d’erreurs dans l’Académie des Sciences que dans tout un peuple de Hurons.

Puisque plus les hommes savent, plus ils se trompent ; le